Les jeux de rôles (2) : pourquoi jouer ?

– par Vincent M.T.

Cet article est le deuxième d’une série :

Si je devais résumer en une phrase, je dirais que je joue aux jeux de rôles pour accomplir ma vocation d’être humain. À savoir : exercer mes dons d’une manière qui reflète la nature de Dieu, et incarner avec joie sa présence bienveillante, véritable et belle en ce monde. En tous cas c’est l’intention – le résultat est probablement discutable, mais ça ce n’est pas particulier aux jeux de rôles !*

Autrement dit, je pense que jouer à des jeux de rôles peut se faire pleinement en accord avec la foi en Christ et participer au Royaume de Dieu. Pour autant, cela peut aussi se faire en désaccord. C’est une bonne activité, mais la manière dont on s’y prend compte pour beaucoup.

Certains chrétiens bloquent sur la mise en scène récurrente de certains éléments comme la magie ou les êtres surnaturels, l’usage de la violence comme mécanisme fondamental (les combats), les cultes non-chrétiens fictifs qui y sont encouragés, ou encore l’investissement dans cette activité qui peut absorber à l’excès. Il y a pourtant de bonnes raisons de jouer, mais répondons d’abord à ces inquiétudes.

Magie, surnaturel, violence ?

Prenons le cas de la magie. D’abord, comme je l’ai déjà expliqué ici, tout dépend de ce qu’on entend par là. Dieu veut que nous soyons en relation avec lui, donc ce n’est ni l’intérêt pour le surnaturel, ni l’interaction avec le surnaturel qui sont problématiques. Le problème, c’est le type d’interaction.

S’il s’agit d’un rapport marchand aux puissances surnaturelles (« si j’accomplis ce rituel, si je fais cette prière, si je te consacre ces ressources… alors le monde surnaturel me doit ceci ou cela »), alors c’est évidemment quelque chose que Dieu réprouve. Dieu, la seule puissance surnaturelle à laquelle il est bon et pertinent de s’adresser, ne marchande pas. C’est ce que son fils enseigne : « Ta volonté, et non la mienne ». Et nous n’aimons pas entendre cela. Mais nous ne sommes pas le centre du monde, et notre volonté est affectée par l’ignorance partielle, la jalousie, l’égoïsme, l’erreur… même quand nous pensons faire de notre mieux.

Mais quand bien même, n’avons-nous pas un rapport marchand à plein d’autres choses ? Certains envisagent les relations humaines comme un moyen d’arriver à leur fin, pour d’autres les postes professionnels ne sont qu’un tremplin sans intérêt en soi, tandis que d’autres encore abandonnent leurs affinités et s’engagent dans certaines filières d’études uniquement parce que « cela leur garantira un avenir ». Notre société nous encourage à adopter cette mentalité marchande et utilitariste.

Partant de là, le jeu de rôle, en tant que fiction, doit offrir un reflet honnête, bien que symbolique, de la réalité. Dans la vraie vie, la société encourage généralement un rapport marchand aux choses. Et dans la vraie vie, Dieu réprouve certains choses, mais il ne les supprime pas pour autant. Elles sont présentes, disponibles. Le mal n’a pas disparu. Simplement, quand on le pratique, il y a des conséquences. Dans un monde de fiction il est donc plus pertinent de dévoiler le mal et ses conséquences en les matérialisant, littéralement ou symboliquement, que de les supprimer.

Et même là, il faut avoir un peu de nuance. Les conséquences du mal ne sont pas toujours évidentes ni immédiates. Le monde réel ne répond pas à une implacable loi du karma. Bien sûr, on peut choisir dans le jeu de rendre plus systématiques, évidentes, ou immédiates les conséquences qui ne se ressentent pas toujours ainsi dans le monde réel. Attention cependant à ne pas réduire le jeu à une pure dimension pédagogique – mais j’y reviendrai.

La clef d’un jeu qui est acceptable devant Dieu n’est donc pas, à mon avis, un jeu sans magie, surnaturel ni violence, mais un jeu qui définit et encadre (avec une certaine subtilité) ces éléments symboliques d’une façon qui révèle le regard que Dieu porte sur eux. Ainsi, il est bon d’appliquer le même degré de prudence et de réflexion que pour toute autre activité.

Cultes non-chrétiens ?

Les premières éditions du jeu de rôle qui, historiquement, est le plus représentatif du genre (à savoir, Donjons et Dragons), comprenaient dans leur univers des noms de panthéons réels : Egyptien, Grec, Hindu, Celte, Nordique, Aztèque, Maya, Chinois, Japonais, etc. De plus, les aventures mettaient en scène certains personnages classifiés comme « divinités » ou « démons », et qui portaient des noms de divinités issus de religions antiques (Ahrimane, Baphomet, Astaroth), dont certaines sont mentionnées dans la Bible (Bel, Mammon, Dagon, Tiamat).

Notons cependant que des divinités purement inventées ont été très vite incluses, issues des panthéons imaginaires de la littérature (Cthulhu, Elric, ou encore Lankhmar). L’idée était clairement d’offrir un large choix et de s’appuyer sur des données existantes pour donner de la substance à l’univers, mais aucun panthéon n’est favorisé. Le choix d’ajouter des divinités imaginaires montre bien que l’importance qu’ils accordaient au réalisme était toute relative.

On trouve aussi en ligne des témoignages de gens qui, ayant été eux-mêmes des adeptes de la sorcellerie (ils évoquent le wicca, le satanisme, etc.), affirment « savoir » que Donjons et Dragons est une préparation à ces pratiques. Cela me semble assez improbable, en tous cas pour l’édition actuelle du jeu, car la description des sortilèges se concentre sur leur effet dans le jeu plutôt que sur les actions à accomplir pour les lancer. D’ailleurs, peu de joueurs y prêtent attention et il existe de nombreux palliatifs dans le jeu pour se dispenser d’avoir à s’en inquiéter. C’est un pur mécanisme de jeu, vaguement décoré d’une forme pour les joueurs que cela intéresse – et ils sont peu.

« J’ai utilisé le sort de soumission mentale sur mon père. Il essayait de m’empêcher de jouer à Donjons & Dragons ».

Quand bien même Donjons et Dragons constituerait dans la forme une préparation à certains cultes païens, peu importe ! Tout jeu, tout art, toute activité humaine peut être tournée, dans la forme, vers autre chose que Dieu, ce n’est pas nouveau. C’est justement notre responsabilité de repenser et racheter ces activités d’une façon qui honore Dieu. Or une des pratiques les plus répandues aujourd’hui dans les jeux de rôle, c’est le « fait maison ». Les joueurs se désintéressent des contenus pré-mâchés, ils ne veulent pas juste jouer, ils veulent créer du contenu personnalisé, et jouer avec. En d’autres termes, c’est une activité qui se prête tout autant qu’une autre, si ce n’est plus, à la rédemption culturelle. Ainsi, même si ce n’est pas le but premier, le jeu de rôle peut devenir une introduction à l’Evangile.

C’est ce que j’aborderai plus en détail dans le prochain article. D’ici-là, il nous reste quelques aspects à aborder.

Obsession et fuite du réel ?

Dans la dernière saison de Stranger Things, le personnage de Will demande constamment à ses amis « Et maintenant, est-ce qu’on peut jouer à Donjons et Dragons ? ». Je constate moi-même à quel point cet investissement dans l’imaginaire est prenant, tant pour les joueurs-participants que pour le joueur-organisateur. Et cela parfois peut donner lieu à une obsession qui éclipse d’autres aspects de la vie.

Notons d’abord qu’il en va pourtant de même pour de nombreuses activités. Le travail, le sexe, l’engagement associatif ou ecclésial… Ce n’est donc pas le signe que l’activité est mauvaise. Peut-être simplement qu’elle nécessite un meilleur équilibre.

Ensuite, organiser un jeu de rôle n’est jamais qu’un divertissement. Il s’agit plutôt d’une activité créative, comme écrire un roman. On reconnaît aux artistes la légitimité d’être comme « enceints » de leur oeuvre, dont l’accouchement est un effort de longue haleine. Un auteur qui garde souvent une partie de ses capacités mentales à ruminer ses ébauches d’intrigues, et qui se met soudainement à prendre des notes au moment où une idée surgit, cela nous semble normal. Il devrait en être de même pour les jeux de rôle.

Les joueurs-participants, et à fortiori les joueurs-organisateurs, contribuent à peupler et faire vivre le monde symbolique dans lequel ils jouent, c’est une activité qui engage leur imagination et leurs émotions. Si, comme c’est souvent le cas, le jeu de rôle en question se joue sur plusieurs sessions, alors entre les sessions, les joueurs vont y consacrer une partie de leur attention. C’est inévitable et c’est une bonne chose : leur imagination a trouvé un terreau fertile. Et si c’est difficile à gérer pour le joueur, c’est l’occasion de travailler (potentiellement avec l’aide des autres joueurs) le sens des priorités, la frustration de l’attente et l’organisation du temps disponible.

Mais surtout, on devrait toujours faire la part des choses et considérer, en parallèle des effets potentiellement négatifs que l’on constate, les aspects positifs, dont voici cinq exemples.

Cinq bonnes raisons de jouer

Voici, entre autres, quelques bonnes raisons de jouer à des jeux de rôle en tant qu’humain créé par le Dieu qui se révèle dans la Bible :

  1. Joie et gratuité – Avant tout, l’essence du jeu est la joie, pas l’utilité. Le jeu est sa fin en soi. Or nous sommes dans une société obsédée par l’utilité, l’efficacité, la productivité. Quand bien même jouer à un jeu de rôle ne « servirait à rien », cela resterait une activité légitime pour toute personne car la gratuité de la joie est un des aspects essentiels de la Création par Dieu. Il a créé non pas pour obtenir quelque chose, mais pour donner, multiplier la joie profonde qui est en lui, en la partageant avec des êtres capables de la recevoir. Jouer est essentiel à notre humanité en tant qu’enfants de Dieu.
    Les autres éléments de cette liste ne constituent pas des objectifs du jeu, ce sont simplement des effets désirables et possibles du jeu (si on y joue bien).
  2. Imagination et liberté – Un des inconvénients des jeux de société ou même des jeux vidéos, c’est le manque de liberté. On ne peut pas faire tout ce qu’on veut, et si on tente, souvent, on sort du jeu ou bien on le casse. Avec les jeux de rôles, tout est envisageable (pour autant qu’on puisse ou veuille l’imaginer). C’est un formidable entraînement au recul sur soi, à l’empathie, ou aux expériences de pensée (autrement propres à la philosophie). On déploie son esprit inventif et on élabore des constructions, des raisonnements, on s’émerveille dans une oeuvre de création qui oeuvre à partir de la création de Dieu – c’est une manière d’exprimer l’image de Dieu, que nous sommes.
  3. Collaboration – Le jeu de rôle prend essentiellement la forme suivante : des amis se réunissent autour d’une table avec des feuilles et des crayons, et passent quelques heures à discuter, faire du théâtre d’improvisation et des calculs mentaux, réfléchir à des énigmes et dessiner des cartes, faire rouler des dés sur la table… et ce faisant, ils coopèrent à générer un jeu ensemble. Malgré toutes les règles du jeu, étant donné que la composante principale reste l’imagination, l’implication collaborative des joueurs est essentielle. Il n’y a pas de « sortie de terrain » pour les joueurs qui jouent uniquement pour eux. En fait, on ne peut pas vraiment jouer longtemps avec des adversaires, des ennemis, car comme tout est imaginable, ils auraient vite fait de tenter de prendre le dessus. Faire durer le jeu implique nécessairement de faire de tous les joueurs des alliés, des collaborateurs – non pas dans le monde imaginaire, mais dans le monde réel. Je joue avec des amis depuis un an, et cela a souvent été l’occasion de travailler nos relations, pour le mieux.
  4. Apprentissage – Les jeux de rôle, c’est aussi l’occasion d’aborder et apprendre à gérer des choses encore mal appréhendées, comme le conflit, le raisonnement, les interactions sociales … Tout cela, dans un cadre social sécurisant et stimulant. De nombreux joueurs choisissent ensemble les thèmes et styles d’aventures qu’ils veulent avoir, afin d’orienter leur jeu sur des interactions qu’ils veulent approfondir.
    Si untel veut incarner un grand paladin fort et vaillant qui se bat pour protéger la veuve et l’orphelin, ce n’est pas purement pour le sentiment gratifiant de « faire le bien » dans un monde imaginaire et ne pas avoir à le faire dans le monde réel. C’est au contraire afin de se préparer à le faire aussi dans le monde réel. Les jeux sont naturellement pratiqués par les enfants pour s’entraîner à des rôles, et on utilise aussi les jeux de rôles en thérapie, pour appréhender des situations difficiles. Ce n’est pas un hasard.
  5. Evangélisation / apologétique – Je le classe en dernier dans cette liste pour insister encore une fois sur le fait que ce n’est pas avant tout le but recherché, et qu’un jeu de rôle a toute sa légitimité même sans cet aspect.
    Néanmoins, quiconque entreprendra de créer un monde imaginaire devra décider de principes de base comme par exemple « Comment ce monde est venu à exister ? ». Il n’est pas nécessaire de répondre immédiatement à cette question, on peut commencer à jouer sans, mais très vite on constatera que de nombreuses questions resteront sans réponse satisfaisante, tout du moins jusqu’à ce que cette question, et celle qui en découlent, soient fixées. Or on a toujours envie de répondre à cette question d’une manière sensée, et donc cohérente avec notre vision de la réalité.
    Je ne veux pas dire par là qu’il ne devrait pas y avoir de magie, mais que la manière de mettre en scène la magie devrait exprimer quelque chose du monde réel. Ne serait-ce que la présence tangible du merveilleux, par exemple. Bref, quiconque crée un monde imaginaire le fera d’une manière qui est informée par sa vision du monde réel, et ce monde imaginaire en sera un reflet, d’une façon ou d’une autre.
    Quand j’organise une jeu de rôle, nous jouons dans « la réalité selon Vincent ». Une réalité symbolique, avec de la magie et des dragons, mais une réalité cohérente avec celle que je connais. Donc, si je suis chrétien et que j’ai appris à voir la réalité comme la Bible l’enseigne, quiconque jouera dans mon monde imaginaire sera immergé dans une vision biblique du monde… (la mienne, et Dieu voulant, elle est suffisamment fidèle à la réalité). Et ainsi, il sera introduit à l’Évangile.
    Pour savoir à quoi cela ressemble dans plus de détails, rendez-vous jeudi prochain pour la suite de cette série d’articles !

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* Heureusement, il y a la grâce : Dieu pardonne, et nos efforts imparfaits sont rendus présentables par Jésus.

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