Habiter la beauté

– par Y. Imbert

Roger Scruton, philosophe britannique spécialiste de l’esthétique et de la philosophie de la musique, est mort dimanche 12 janvier. Auteur prolifique, Scruton a notamment participé à une commission gouvernementale, Building Better, Building Beautiful Commission, qui a travaillé sur la nature de l’architecture. Cette commission a récemment publié son rapport « Creating space for beauty ». Si cette commission n’a pas repris mot pour mot la théorie de Scruton, elle a opéré sur la base d’un principe que le philosophe a poursuivi tout au long de sa longue carrière esthétique : l’union du « pratique » et de « l’esthétique ».

Pour Scruton l’architecture moderne est un long commentaire sur le débordement de l’ego de l’architecte – débordement qui provient de ce même ego. De manière tout à fait typique, souligne Scruton, nous pensons souvent à un bâtiment « réussi », un bâtiment créé par un grand architecte, comme étant une œuvre géniale, quelque chose qui porte la trace distincte de son créateur. Après tout, ne disons-nous pas, avec une certaine raison, la même chose pour toutes les autres œuvres d’art, d’un grand opéra à une peinture de maître ? Ce sont des œuvres d’art. Des œuvres de génie. L’architecture aussi, donc.

Et pourtant, ce ‘est pas aussi simple. Il y a certainement une pratique artistique dans l’architecture. Scruton ne dirait pas le contraire. Mais l’architecture se distingue d’autres formes d’art en ce que l’architecture est un espace imaginé, créé. Cette discipline est donc inséparable de l’espace dans lequel elle est placée. Ceci la place dans une dimension fortement relationnelle. La valeur esthétique d’un bâtiment ne peut pas être évaluée en dehors de sa relation avec les bâtiments l’entourant. Malheureusement l’approche la plus commune est celle qui fait abstraction totale du lieu, de l’espace où l’architecture s’élève. D’où un résultat flagrant : les bâtiments deviennent des simples manifestes de génie créatifs dans lesquels s’affrontent l’ego architectural. Ce qui disparaît dans cette esthétisation du génie individuel, c’est le bien commun :

« La plupart de ces architectes [modernes et postmodernes], Daniel Libeskind, Frank Gehry, Richard Rogers, Norman Foster, Zaha Hadid, Peter Eisenman, Rem Koolhaas, se sont dotés d’un volume de charabia prétentieux, avec lequel ils peuvent expliquer leur génie à ceux qui autrement ne pourraient pas le percevoir. Et lorsque les gens dépensent de l’argent qui appartient aux électeurs ou aux actionnaires, ils sont facilement influencés par un charabia flatteur leur faisant croire qu’ils dépensent leur argent pour un chef-d’oeuvre original qui change le monde. La victime de ce processus est la ville, et tous ceux qui ont chéri la ville comme étant un foyer. »1

En effet, pour Scruton l’architecture a comme objectif essentiel de créer un espace de vie qui soit beau, et qui soit donc en « harmonie » avec ce qui l’entoure. Une création comme le Centre Georges Pompidou à Paris n’a rien à dire, à apporter, à ce qui l’entoure. C’est une simple création architecturale qui semble tombée du ciel, sans aucune « incarnation » dans le quartier Saint-Merri. Le génie individuel est devenu l’essence même de la soi-disant esthétique architecturale.

Scruton va jusqu ‘à dire que « par la beauté, l’art nettoie le monde de notre obsession de soi »2. La vraie esthétique est donc en tension avec le pur génie individuel. Les bâtiments « créés » doivent être situés dans un lieu particulier, et dans la grande majorité des cas, ils sont expressément construits pour l’espace géographique qu’ils occupent. Pourquoi alors ne se fondent-ils pas dans cet espace, tout en conservant leur esthétique propre ? Probablement parce que nous avons individualisé l’esthétique. Pour Scruton, cette perspective contemporaine oublie que la réelle esthétique de l’architecture est la contemplation. Pas le simple visionnement, plutôt un attrait qui s’adresse à toute la personne, un attrait qui est initié par la vue, mais ne s’y limite pas.

Une autre dimension essentielle de l’architecture est que celle-ci dépasse sa simple fonction. Si les « grands bâtiments » sont à la merci de l’ego des « grands noms », les bâtiments plus ordinaires – appartements et maisons – sont eux à la merci d’une idéologie fonctionnaliste. Ils doivent servir, et ne font que servir. L’essentiel pour un appartement, c’est que nous puissions vivre dedans. C’est l’autre dérive que Scruton identifie. Pour lui, « la valeur d’un bâtiment ne peut tout simplement pas être comprise indépendamment de son utilité »3. Pour Scruton, tout bâtiment, le plus commun soit-il, doit participer à l’esthétique du lieu que nous habitons. Pour lui, l’architecture nous aide à habiter la beauté.

L’architecture est la beauté du lieu habité

L’architecture est donc la beauté du lieu habité. Cette beauté ne peut cependant donc pas faire abstraction de l’utilité du bâtiment et de la technologie utilisée pour le construire. Ces deux facteurs doivent s’associer au premier – le lieu d’implantation. Donc, en suivant la pensée de Scruton, nous pourrions dire que la tâche centrale d’une philosophie de l’architecture est d’articuler de façon satisfaisante un certain nombre de dimensions qui sont souvent opposées les unes aux autres :

  • la beauté,
  • l’espace,
  • la technologie,
  • le lieu – ce dernier étant vu par Scruton comme étant le plus souvent un espace plus ou moins public.

Si ce dernier point est évident, le troisième point l’est peut-être moins : les possibilités de leur construction sont en partie déterminée par l’innovation technologique. L’invention du béton armé (que Scruton prend souvent en exemple dans The Aesthetics of Architecture) a eu des conséquences architecturales – et donc artistiques. Enfin, troisièmement, alors que d’autres arts peuvent être réservés à la consommation privée, l’architecture est inévitablement publique, même dans le cas d’une maison individuelle.

Malheureusement, la plupart des constructions, pense Scruton, oublient ces dimensions essentielles et ne nous aident donc pas à faire de la ville et du quartier un lieu d’habitation, un lieu de vie :

« Le bâtiment typique est sans façade ni orientation qu’il partage avec les bâtiments voisins. Il semble souvent modelé comme un ustensile domestique, comme s’il était tenu dans une main géante. Il ne s’intègre pas dans une rue ou ne se tient pas naturellement à côté des autres bâtiments. En fait, il est conçu comme un déchet, une architecture jetable impliquant de grandes quantités de matériaux à forte intensité énergétique, qui sera démolie d’ici 20 ans. »4

La vie ne se limite pas à 20 ans. L’habitation d’un lieu ne se limite pas à 20 ans. Aimer la ville, aimer le quartier exige donc… d’habiter la beauté.

Il y a chez Scruton une attention particulière à la beauté ordinaire. Ceci se rapproche d’une notion biblique de la beauté. Je ne veux pas dire que l’approche de Scruton est une approche biblique par excellence, mais plutôt qu’il y a dans son analyse de l’esthétique quelque chose qui se retrouve, de manière plus vraie encore, dans la Bible. Dans celle-ci – et en particulier dans l’Ancien Testament – la beauté c’est ce qui est « convenable » ou « agréable ». C’est quelque chose (une action, une chose) ou une personne (en particulier Dieu) qui est beau/belle parce que cela « convient » à ce que Dieu a voulu de cette action ou de cette personne. Ou, dans le cas d’un bâtiment, qui « convient à » l’espace dans lequel il se trouve. L’esthétique d’un bâtiment c’est aussi « faire justice » à l’espace qu’il occupe. Il y a en effet un lien essentiel entre beauté et justice : la beauté d’un bâtiment ne peut pas être limitée à sa dimension « plastique ». Elle doit inclure sa relation aux autres. Beauté et justice s’embrassent.

Il ne peut pas y avoir d’esthétique architecturale en dehors d’une relation à la création de Dieu – et à la présence de ce dernier. La conclusion suivante de Scruton établit un lien entre théologie et esthétique architecturale : « Là où Dieu est à la maison, nous le sommes aussi ; le vrai sens des formes modernistes est qu’il n’y a pas de Dieu, que le sens a fui le monde, et que Big Brother est maintenant aux commandes »5.

Si Scruton n’était pas particulièrement chrétien lui-même, il soulève un point crucial : dans un monde créé par Dieu, habiter la beauté est une vocation humaine, mais qui doit être aussi pleinement saisie par ceux qui se réclament du Dieu de Jésus-Christ. Pour habiter la beauté, nous devons retrouver l’émerveillement de la beauté du monde créé par Dieu, un monde que nous voulons continuer à embellir.

La vocation chrétienne est aussi un appel à habiter la beauté.

___________________________________________________________

Notes :

1Roger Scruton, Confessions of a Heretic, p. 82.

2Roger Scruton, Confessions of a Heretic, p. 190.

3Roger Scruton, The Aesthetics of Architecture, p. 7-8.

4Roger Scruton, Confessions of a Heretic, p. 84.

5Roger Scruton, Confessions of a Heretic, p. 79.

.

.

Yannick Imbert est professeur d’apologétique à la Faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence.

Laisser un commentaire