De Wolfenstein à Watchmen : 10 ans de post-Nazis

Je me suis longtemps intéressé à la figure du zombie dans les récits culturels, car c’est un « personnage » riche en symboliques possibles. A l’extrême opposé, le Nazi a le plus souvent été une représentation du mal sans nuance, sorte d’épouvantail qui met tout le monde d’accord : « Voilà l’ennemi absolu ». Difficile de croire qu’ils puissent un jour être dépassés.

Historiquement, ils ont laissé un profond sillon. Ségrégation ethnique et sociale, eugénisme, propagande étatique, totalitarisme, annexions et occupations armées, dépossessions, expropriations, déportations, meurtres en masse des populations marginalisées, expériences scientifiques sur des prisonniers… la liste des méfaits du Nazisme est tout bonnement écoeurante. Et la distance temporelle n’a fait qu’aggraver l’idée qu’on s’en fait. Depuis les années 2010 environ, l’image des Nazis dans les films, séries et jeux vidéos est devenue de plus en plus extrême, concentrant tous les maux et excès possibles, comme si on ne pouvait jamais tomber dans la caricature.

La foire aux monstres

Il y a eu le Nazi extraordinaire et surnaturel. Dès 2009, Inglorious Basterds sublimait l’intelligence cruelle du Nazi à travers le personnage du colonel Hans Landa, tandis que de son côté Dead Snow combinait la figure de ce mal du 20e siècle à celle, naissante, du 21e siècle : les zombies. Les deux films donnent lieu à des exécutions gores et spectaculaires, l’extrême violence infligée aux Nazis faisant office de juste punition. Une tentative, peut-être, d’exorciser la marque indélébile qu’ils ont laissé dans notre mémoire culturelle. D’ailleurs Dead Snow verra un second épisode en 2014, et un troisième opus se prépare pour 2020. De même, en 2017, l’adaptation au cinéma du roman HHhH élevait l’assassinat de Reinhard Heydrich au rang de priorité morale absolue, méritant le sacrifice de la vie et de l’amour – tout en pataugeant dans des tas de cadavres sanguinolents.

Il y a eu aussi le Nazi mystique et mythique. Captain America: First Avenger (2011) faisait du parti Nazi un repaire pour une organisation occulte aux ambitions encore plus noires, HYDRA. Les longs-métrages Iron Sky (2012) et Iron Sky II (2019) mélangeaient OVNI du 3e Reich et dinosaures. En 2015, le moyen métrage Fung Fury conjuguait l’esthétique des jeux vidéos des années 80, les voyages dans le temps et la lutte contre le Nazisme. De son côté, Overlord (2018) explorait les expériences scientifiques des Nazis visant à créer des super-soldats, au point d’en faire littéralement des monstres difformes et sauvages.

De l’intérêt du Grand Méchant Nazi

« Les ennemis de mes ennemis sont mes amis » : comme je l’ai souligné dans l’introduction de cet article, les Nazis mettent tout le monde d’accord. C’est d’autant plus utile à une époque où la déconstruction et l’individualisme ont ravagé le consensus social. Ici, le fantôme du Nazisme en général, et celui d’Adolf Hitler en particulier, contribuent à conserver un fondement éthique global pour nos sociétés.

En témoigne le fameux « point Godwin » : ce moment de la conversation où, face à un désaccord qui s’accentue, un camp compare l’autre camp à des Nazis. Cela coupe court à tout échange car on a symboliquement atteint le sommet (ou le fond) de la tension. Impossible de surenchérir ou de désamorcer, il n’y a que le repli vers un autre sujet, ou le silence.

Pour autant, s’accorder sur une représentation commune du Mal ne permet ni de définir le mal, ni de s’accorder sur le Bien.

Au-delà du Nazi

Nous avons commencé à pointer du doigt, ouvertement et largement, un autre mal que le Nazisme. Un mal plus actuel et en même temps plus ancien, notamment aux USA.

Depuis une dizaine d’années, plusieurs oeuvres populaires soulignent la connivence du gouvernement et du peuple des États-Unis d’Amérique vis-à-vis des Nazis et de leur idéologie – et cela, non seulement au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, mais avant également :

  • Les jeux vidéos Wolfenstein (quatre épisodes de 2009 à 2017), édités par Bethesda Softworks,
  • Le soldat de l’hiver, deuxième film de la série des Captain America dans l’univers cinématique de Marvel,
  • Les séries Le Maître du Haut Château (2015-2019) et Hunters (2020) diffusées sur Amazon PrimeVideo,
  • La série Watchmen (2019) diffusée sur HBO.

– ATTENTION, SPOILERS –

Dans Wolfenstein, le joueur incarne un juif qui participe à la Seconde Guerre Mondiale pour défendre ce qu’il perçoit être l’idéal Américain. Vaincu, il reprend connaissance en 1960, et découvre avec horreur que son pays a perdu la guerre. Pire encore, l’idéologie Nazie y a pris racine avec une facilité déconcertante. Les membres de la Résistance – juifs, handicapés physiques, afro-américains, etc. – lui permettront de prendre conscience que même avant la guerre, les USA avaient déjà un problème culturel de racisme qui a constitué un terreau fertile pour le Nazisme.

Captain America: Le Soldat de l’hiver approfondit la nature et les ambitions d’HYDRA : infiltrer l’organisation américaine interventionniste, le SHIELD, pour manipuler les nations et les mener à établir volontairement une dictature totalitaire (d’ailleurs dans un ces comics, même le fameux Captain est gagné à la cause). C’est évidemment un parallèle direct avec la prise de pouvoir d’Hitler, qui s’est faite à l’époque dans la légalité, avec l’accord du peuple et du gouvernement. Mais c’est aussi un avertissement : l’adversaire historique du Nazisme, le « pays de la liberté », est néanmoins susceptible de sombrer dans les mêmes travers que l’Allemagne du 20e siècle.

Le Maître du Haut Château, adaptation du roman éponyme de Philip K. Dick, imagine, un peu comme Wolfenstein, une histoire alternative où l’Allemagne et le Japon ont gagné la guerre. Tandis que le roman d’origine ne fait pas de lien direct avec notre réalité, la version d’Amazon ajoute le concept de passages interdimensionnels qui permettent à certains habitants de cette Histoire alternative de visiter la nôtre, et ainsi de se rendre compte qu’elle aurait pu prendre un autre tournant. Cependant, cela pose en même temps le principe inverse : notre réalité aurait pu virer au cauchemar.

Hunters commence par dépeindre les Nazis comme des fous psychopathes inhumains, au point que c’en est presque indigeste. Puis, dans un coup de théâtre, on apprend que le gouvernement des USA a secrètement exfiltré de nombreux Nazis pour profiter de leur talents scientifiques dans la course contre l’Union Soviétique pour la conquête de l’Espace. Ces « monstres » s’en sont donc sortis et profitent du « rêve américain », grâce à l’aide de ceux qui les ont officiellement condamné. Au-delà de l’hypocrisie, il y a ce constat du relativisme moral légitimé par le pragmatisme : l’ancien « allié » Soviétique devient le nouvel ennemi, les ex-Nazis deviennent logiquement les nouveaux alliés.

Watchmen retrace notamment l’histoire fictive de Will Reeves, le premier justicier masqué afro-américain. Il se sent obligé de cacher sa couleur de peau, de crainte d’être rejeté par la nation qu’il défend. Ainsi, son masque ne protège pas seulement son identité contre les ennemis de l’Amérique, mais aussi contre les Américains eux-mêmes. Lorsque, dans ce monde alternatif, des compensations sont mises en place par le gouvernement en faveur des victimes du racisme, un mouvement de contestation accouche de « la 7e Kavalerie » (un groupe équivalent au Ku Klux Klan).

Faire tomber les masques

Le message de ces oeuvres, de plus en plus central et explicite avec les années, est que notre réalité risque toujours de virer au cauchemar. Malgré des décennies de propagande culturelle anti-nazie et anti-fasciste, les nouveaux visages de ce mal ancien qui veut réprimer nos libertés et abuser des populations marginalisées, suscitent de nombreux partisans.

Face aux difficultés de ce début de siècle (attentats, guerres, épidémies, instabilité politique), les mêmes réactions qui ont mené aux heures les plus sombres du 20e siècles risquent de se répéter. En témoignent l’élection de plusieurs dirigeants politiques de pays majeurs qui banalisent les idées traditionnellement associées au partis extrêmes et radicaux.

Condamner les Nazis à Nuremberg n’a pas suffi

On se rend donc compte que le problème est plus profond, et qu’il ne faut pas se concentrer sur les nazis – qui n’étaient finalement qu’une expression particulière de ce mal enraciné profondément et qui menace à n’importe quelle perturbation de ressurgir.

C’est assurément une bonne chose. Il faut, en quelque sortes, « dépasser » la figure du Nazi. Elle n’a pas été vaine, mais en figeant le mal dans une seule forme symbolique, elle a fini par occulter ce qu’elle était censée prévenir : l’expansion du mal sous toutes ses formes. Ces oeuvres culturelles font partie d’un mouvement qui vise tentent d’actualiser notre vision du mal.

Le mal dans la peau

Le mal n’est pas qu’une idéologie, même s’il prend la forme d’idéologies ; ce n’est pas que le fait d’un individu, même si c’est souvent au moins le fait d’un individu ; et ce n’est pas quelque chose qu’on peut régler par l’information ou l’éducation, même si ces choses y contribuent.

Car au fond, le mal est un choix et c’est un choix que tout le monde fait.

Toi, lecteur, tu fais le mal. Même maintenant.

Nous faisons tous le mal, et nous tentons souvent de le justifier. Nous soutenons mordicus que ce que nous faisons n’est pas « mal ». Et même quand nous le reconnaissons, nous cherchons encore à le légitimer : ce n’est que justice, ou même, nous n’avions « pas le choix ».

Et qui suis-je, d’abord, pour déclarer que tout le monde fait le mal ? Pour accuser mes lecteurs et le monde entier ? Pour qui est-ce que je me prends ?

Je répondrai à cette question en vous posant celles-ci : condamnez-vous les Nazis ? Et si oui, pour qui vous prenez-vous ? Comment pouvez-vous juger ces gens d’une autre culture, d’une autre époque, et avec un autre système de valeurs ?

Car la condamnation historique des Nazis est impossible sans présupposer qu’il existe une Loi Morale universelle, une Loi que « nul n’est censé ignorer » et qui surpasse les lois nationales. En effet, si les Nazis ne pouvaient pas connaître cette Loi, et si elle n’était pas supérieure à celle de leur pays, alors personne ne peut leur reprocher leurs actes. Or qui dit Loi Morale Universelle dit Législateur Universel.

Vous vous prévalez implicitement de cette Loi pour les condamner, et ce faisant vous reconnaissez logiquement l’existence d’un Dieu moralement bon. C’est de ce Dieu dont je me fais l’écho quand je nous condamne tous.

Au-delà du faux bien et du vrai mal

Dans un passage où il aborde l’idée que certaines personnes seraient moralement plus méritantes que d’autres, l’apôtre Paul écrit : « Il n’y a pas de juste, pas même un seul (…) Tous sont égarés, tous sont pervertis, il n’en est aucun qui fasse le bien, pas même un seul » (Épître aux Romains 3.10-12).

Lorsque nous pensons au mal, nous pensons souvent de façon utilitariste : seules les conséquences importent. Pourtant, nous savons bien que ce point de vue éthique est invalide. Il faut également tenir compte des motivations, des moyens d’action et des circonstances.

Or si les circonstances impliquent un Législateur Universel, cela veut dire que :

  1. Ce n’est pas à nous de décider ce qui est bien ou non, il faut s’en remettre au Législateur. Ce dernier doit avoir communiqué de manière infaillible sa Loi aux humains – sinon, nous pourrions ne pas la connaître, et les Nazis seraient donc potentiellement innocents. La seule explication logique, alors, pour que nous n’ayons pas une connaissance parfaite de cette Loi est que nous l’ayons volontairement réprimée dans notre conscience, au point que nous n’arrivions plus à la reconnaître spontanément (tout comme l’existence du Législateur). Dans la Bible, cela correspond à l’événement de la Chute, qui a séparé l’humanité de Dieu.
  2. Ignorer ou enfreindre la Loi morale cause du tort à nous mêmes et aux autres, mais aussi au Législateur. C’est un affront direct à son autorité, et pire que ça, à sa personne. Je m’explique :
    Pour que la Loi du Législateur soit un véritable fondement, il faut qu’elle émane de Lui, que ce soit l’expression de son être. Car sinon on pourrait se demander : « Est-ce que quelque chose est bien parce que le Législateur le dit, ou bien est que c’est parce que quelque chose est bien que le Législateur dit que c’est bien ? ». Autrement dit, est-ce que le Bien est relatif à la volonté de Dieu, ou est-ce que le bien repose sur quelque chose qui dépasse Dieu ? Ce faux choix ne peut être dépassé que par une relation directe entre Dieu et le Bien, entre le Législateur et sa Loi. Ainsi, ne pas chercher à connaître et respecter la loi du Bien, c’est cracher au visage du Bien absolu, c’est un affront au seul être qui soit parfaitement juste et innocent. Et cela mérite une punition.

De ces deux points découlent que, même si humainement nos crimes sont moins graves que ceux des Nazis, nous avons tous craché au visage du Bien absolu. Et nous méritons tous une condamnation qui soit proportionnelle à la gravité de cet acte. Or un affront direct au Bien absolu mérite une peine absolue.

C’est pour cela que nous avons besoin d’être pardonnés. Le Bien absolu montre ici sa qualité morale : au lieu de se contenter de la Justice – punir les coupables que nous sommes – il nous offre la Grâce : sauver les coupables en subissant lui-même leur peine absolue, pardonner ses ennemis et les ramener dans le droit chemin en les adoptant comme ses propres enfants.

Si l’imagination ne nous manque pas pour ouvrir les yeux sur le mal que représentent les Nazis, en revanche quelque chose nous manque souvent pour suivre cette conviction jusqu’au bout. Incapables de faire face à la gravité de nos propres crimes et à leur inévitable punition, nous avons réprimé notre conscience même de ces crimes.

Mais le Bien nous ouvre les yeux, et au-delà des Nazis, au-delà de ceux qui venaient avant, au-delà de nous-mêmes, le Bien nous tend la main pour nous sauver du mal qui est aussi en nous.

Vas-tu la saisir ?

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