Black Lives Matter : polémique contre les statues

par Vincent M.T.

Depuis le décès de George Floyd, le mouvement Black Lives Matter a repris un essor fulgurant, et de nombreuses statues de personnages historiques ont été dans le collimateur des manifestants, notamment :

  • Christophe Colomb un peu partout aux USA. Le célèbre explorateur est considéré par les afro-américains et les indiens d’Amérique comme un symbole de la brutalité exercée envers les amérindiens et les africains.
  • Winston Churchill à Londres. Celui que l’on encense généralement pour son rôle dans la Seconde Guerre Mondiale est attaqué pour ses opinions racistes et eugénistes qui ont influencé la politique britannique de son époque, notamment vis-à-vis de l’Inde.
  • Edward Colston à Bristol. Colston s’est enrichi du commerce triangulaire avant d’investir dans le développement de Bristol, considéré ainsi comme un bienfaiteur et honoré par un poste de député.
  • Léopold II à Bruxelles. Roi des Belges au 19e siècle, Léopold II s’est approprié une large partie du Congo et y a organisé la surexploitation forcée des ressources locales via des agents européens qui ont commis des atrocités pour atteindre leurs quotas.
  • Robert Lee à Richmond (Virginie). Le Général des États Confédérés, (partisans de l’esclavage) est considéré par de nombreux habitants du sud des États Unis comme une partie intégrante de leur patrimoine culturel, particulièrement au sein de groupes comme le Ku Klux Klan.
  • Colbert à Paris. Des manifestants ont appelé au retrait de la statue du ministre de Louis XIV et auteur du « Code Noir » (base légale de l’esclavage).

Les réactions à ces événements diffèrent, mais l’un d’entre eux attire l’attention et se popularise… malheureusement.

« S’excuser » : tous coupables ?

Ces « refus de s’excuser » sur les réseaux sociaux sont exaspérants. C’est complètement hors-sujet. Pour beaucoup, ce n’est qu’un écho au discours de politiciens sans vergogne. Ces derniers tentent de récupérer le phénomène par une manoeuvre de victimisation de leur public, afin de se positionner comme leur sauveur (le vieux schéma victime/sauveur/bourreau).

les « refus de s’excuser » sur les réseaux sociaux sont complètement hors-sujet

Pourtant même cet écho est difficile à entendre, tant il témoigne d’une absence d’effort de se renseigner sur cette question si délicate. Le pire reste évidemment les politiciens en question, qui savent certainement très bien ce qu’ils font. Ils font passer leur carrière avant le besoin de réconciliation du peuple qu’ils prétendent représenter. Malheureusement, on retrouve ce penchant tant à droite qu’à gauche, où le débat est focalisé sur l’émotion et la victimisation plutôt que sur la justice.

Ce qui est au coeur du débat, ici, c’est la mémoire culturelle. Quelle mémoire conserve-t-on des passages sombres de notre civilisation, de ceux et celles qui ont joué des rôles clefs dans son développement ? Est-ce une mémoire partielle et partiale, idéalisée et idéologique… donc déshumanisante ? Ou bien une mémoire qui rende justice à la complexité des contextes et des personnes, une mémoire qui contienne le sordide et le grandiose… bref une mémoire véritablement humaine ?

La voix de la culture

Certains qualifient le vandalisme des statues comme un acte de justice, pour d’autres c’est un crime contre l’Histoire et la culture. Avant de se faire un avis, plusieurs choses sont à noter ici.

D’abord, les polémiques sur la mémoire culturelle ne datent pas d’hier. Les « débats mémoriels » qui ont lieu depuis les années 90 et les lois qui en ont résulté visent à promouvoir et protéger une version définitive de certains passages sombres de l’Histoire. A l’origine, il s’agissait surtout des génocides, mais cela a fini par prendre une tournure contraire à l’esprit d’origine :

  • 1990 : nier le génocide des Juifs est un crime.
  • 2001 : la traite et l’esclavage sont considérés comme des crimes contre l’humanité ; le génocide arménien de 1915 est commémoré chaque année.
  • 2005 : le rôle « positif » de la « présence française » en Afrique du Nord doit être reconnu dans les manuels d’enseignement.

Historiens, philosophes et juristes ont largement manifesté leur inquiétude et leurs désaccords vis-à-vis de ces lois. Suite à la loi de 2005, le Conseil Constitutionnel a été saisi et a finalement déclaré anticonstitutionnel les « lois mémorielles » car contraires à la liberté d’expression et au principe même de la loi (qui doit être normative plutôt que déclarative). L’article problématique de la loi de 2005 a été abrogé, les autres lois ont été conservées dans un souci d’apaisement et de réconciliation, mais plus aucune loi de ce type n’a été adoptée depuis.

Ensuite, le vandalisme de ces mêmes statues, en réaction à l’absence de prise en compte des revendications au débat, ne date pas non plus d’hier.

En 1991 et 1992 on recensait des tags d’accusations de génocide et de meurtre des amérindiens sur des monuments à Christophe Colomb dans le Connecticut et à Washington DC. En 2007, de la peinture rouge avait déjà été jetée sur une statue de Churchill devant le Parlement Britannique, en signe d’accusation de crimes racistes. Les symboles des États Confédérés sont eux aussi dégradés depuis plusieurs années, reprenant de plus belle à chaque événement raciste qui secoue le pays (homicide de l’adolescent Michael Brown à Ferguson en 2014, tuerie dans une église afro-américaine de Charleston en 2015, violences entre manifestants à Charlottesville en 2017, homicide de George Floyd en 2020).

Qui plus est, cette année en France les premières dégradations de statue n’ont pas attendu les événements outre-atlantique : dès le 22 mai, jour de la commémoration de l’abolition de l’esclavage en Martinique, des manifestants attaquaient au marteau les statues de Victor Schoelcher à Fort-de-France. Déjà visées en 2013, ces statues commémorent certes l’abolition de l’esclavage, mais mettent en avant uniquement le rôle des colons, passant sous silence l’impact des révoltes des esclaves noirs.

Enfin, à défaut d’être légitimes, ces dégradations de monuments sont compréhensibles. Avec l’échec des lois mémorielles, la persistance de symboles valorisant les auteurs d’injustice, l’absence de représentation du rôle des principales victimes dans le rétablissement de la justice, et en l’absence d’un quelconque espace officiel de discussion autour de tout cela, il est inévitable que la population agisse sur les artefacts culturels existants. En l’absence de justice, la violence finit toujours par émerger.

En l’absence de justice, la violence finit toujours par émerger.

Suite aux attentats de 2018, le comité mémoriel instauré pour l’occasion a proposé la création d’un Musée-mémorial qui soit à la fois un lieu de mémoire, un musée d’histoire, un espace de recherche, de conférences et de débats, un lieu de transmission et d’éducation. Cette suggestion est reprise aujourd’hui par de nombreux manifestants, qui affirment que les statues dégradées auraient leur place dans un Musée, mais pas dans la rue.

La solution pourrait être un ou plusieurs Musées centrés sur différents aspects : Croisades, Esclavage, Colonialisme… bref, il nous faut un Musée des injustices pour écrire ensemble une histoire équilibrée, à défaut d’être exhaustive ou définitive. L’obstacle, c’est la peur qu’une reconnaissance des méfaits mène à légitimer une demande de compensation, que cela nuise à la République et à l’économie. Alors qu’en réalité, l’enjeu est surtout le changement des mentalités. Et si cela ternit l’image de la République Française, peu importe, puisque c’est mérité. La preuve en est que nous avons des précédents historiques en France, et mieux encore un exemple millénaire de ce genre de politique de la repentance.

Chroniques du bien et du mal

La Bible est un bon exemple de Musée des injustices.

Prenez le roi David. Dans la culture populaire, seule reste l’image du brave héros qui a vaincu Goliath. Mais quiconque a lu la Bible retiendra plus encore qu’une fois devenu roi, il a eu des rapports sexuels (probablement sans s’embarrasser du consentement) avec Bathshéba, la femme d’une de ses meilleurs officiers, et qu’elle est tombée enceinte. Et qu’il a tenté ensuite de faire croire au mari de Bathshéba, Urie, que c’était lui le père. Et que quand cette manoeuvre a échoué, il a envoyé Urie à sa mort et a pris Bathshéba comme épouse pour cacher son crime. Cela lui valut le surnom de « homme de sang » (comprenez : assassin), et on nous explique dans la Bible qu’à cause de ces actes, et malgré sa repentance, il ne sera pas autorisé à bâtir un temple pour Dieu.

Quand les auteurs bibliques nous racontent l’histoire de ce roi, ce « héros », cet épisode n’est pas oublié. Il n’a pas disparu, il n’a pas été évincé, et par la suite quand les hauts faits de David sont mentionnés, ses crimes envers Bathshéba et Urie sont rappelés (1R 15.5, 1Ch 11.10). C’est devenu un des faits marquants du règne de David, et jusqu’à la fin. David n’a jamais fait censurer cet épisode de l’histoire qui ternit sa réputation.

Il existe plusieurs autres « héros » des Saintes Écritures, que ces mêmes Écritures n’épargnent pas : Samson, Moïse, Salomon, Jonas, les apôtres Paul et Pierre, etc. Typiquement, le fameux Jonas refuse à Dieu sa mission d’appeler les Assyriens, ennemis héréditaires d’Israël, à la repentance car il craint justement qu’ils se repentent et que leur soient épargné la Colère de Dieu. Ce qui n’est pas sans rappeler nos politiciens sus-mentionnés. Et quand, après avoir passé quelques jours dans le ventre d’un « gros poisson » (la pédagogie divine a ses excentricités), il se résigne à obéir, il annonce uniquement le jugement comme un verdict sans appel. Malgré sa mauvaise volonté, les Assyriens se repentent et sont épargnés. Alors Jonas boude, Dieu le réprimande, fin de l’histoire. On retient surtout le poisson, mais l’histoire commence et termine par la faiblesse morale du prophète.

La Bible est un bon Musée des Injustices parce que c’est un recueil historique des noirceurs de l’âme humaine autant que de ses éclats, et surtout, de la seule façon de la purifier complètement. Mais plus encore, parce qu’elle encadre tous ces récits dans un gigantesque procès contre le mal, un procès de Dieu contre les manquements de l’humanité. Ce procès appelle à se ranger du côté de la justice puisque Dieu garantit son impartialité et l’application parfaite du verdict final.

Au-delà des excuses

Ceux qui « refusent de s’excuser » ont au moins raison sur un point : ils ne sont pas directement coupables des crimes de leurs ancêtres, tout comme ceux qui dégradent les statues ne sont pas les victimes directes du colonialisme ou de l’esclavage. Bien entendu, les conséquences des crimes commis durent sur plusieurs générations et chacun bénéficie ou pâtit de ces actes passés. Difficile de démêler responsabilité, culpabilité et justice dans cette affaire.

Une réponse à cela nous est proposée par le théologien Joseph Ratzinger (pape émérite Benoît XIV), lorsqu’il note que sans Dieu, aucune véritable justice n’est possible. Il faut un pouvoir supérieur à la mort pour la garantir :

Un monde qui doit créer sa propre justice est un monde sans espérance. Rien ni personne ne peut répondre pour des siècles de souffrance. (…) La justice, la vraie justice, nécessiterait un monde où non seulement les souffrances présentes disparaîtraient, mais aussi où tout ce [mal] qui appartient irrémédiablement au passé serait révoqué. Cela signifierait cependant (…) qu’il ne peut pas y avoir de justice sans résurrection des morts. »

– Spe Salvi 42, 2007.

Le « genou à terre », geste de prière de Martin Luther King devenu un symbole dans sa lutte contre l’oppression des afro-américains, ne règle pas les injustices passées. Et quand bien même nous reconnaîtrions tous ensemble le mal commis, et que par miracle nous tomberions tous d’accord pour arrêter de perpétuer le racisme sous n’importe laquelle de ces formes, la cicatrice du passé demeurerait. L’injustice de l’Histoire resterait sans réponse.

C’est la justice elle-même qui est dégradée sans un Dieu comme le Dieu de la Bible pour la garantir. Cela ne prouve évidemment pas qu’il existe, mais c’est une raison de tenter de déterminer si c’est le cas, et c’est ce que tous nos articles sur ce site vous proposent de faire.

A bon lecteur, salut.

1 comment

  1. Je partage l’avis de l’auteur sur le fait que l’histoire doit être racontée dans son entièreté. L’exemple biblique appuie bien cette thèse. Cela aurait pu faire l’objet de tout l’article , sans avoir à aborder la totalité des autres points au risque de manquer de profondeur.
    Je comprends qu’il est difficile de ne pas se positionner sur un tel débat, qui la plupart du temps n’en est pas un ( Chacun campant sur ses positions et refusant d’envisager le point de vue de l’autre) . Mais l’auteur de cet article a à mon avis voulu balayer trop de choses en un seul article. Il a ainsi manqué de Subtilité et d’arguments suffisamment convaincants pour motiver des affirmations lourdes de sens. Dans un contexte pareil, c’est prendre le risque de blesser des sensibilités déjà à fleur de peau.
    Par exemple, Colomb n’a pas simplement brutalisé, il a systématiquement torturé, violé et assassiné. Il est responsable de la disparition de tout un peuple. Deuxièmement, il n’y a pas de victimes directes ou indirectes,il n’y a que des victimes. Si Traoré ou Floyd sont étouffées au 21eme siècle , c’est à cause de l’esclavage et de la colonisation.
    Et d’autres choses. Mais sur le fond, c’est une proposition et une perspective pleine de bon sens qui est proposée.

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