Le Voyageur devant une mer de brume

Face au Covid : Dune et Don’t Look Up

Depuis plusieurs années les fêtes sont amputées par la menace de la maladie et la réalité crue de la mort. Dans la famille et dans la rue, la joie est au coude à coude avec la crainte, l’amour avec le mépris, la bonté avec la haine.

La proposition du consumérisme est de nier le mal : se divertir de l’actualité en renforçant le calendrier en dates fastes : le « Black Friday » est devenu la « Black Friday Week » cette année. A quand la « Semaine du 8 mai », ou celle de l’Armistice ? 

L’antidote à l’insatisfaction ambiante, c’est le plaisir fugace d’une dose de dopamine. Parce que c’est vraiment cet achat qui va enfin changer votre vie, ou en tous cas qui va vous remonter le moral. Et si jamais l’effet ne dure pas, le magasin est toujours là. Le monde va mal, alors on trouve refuge dans une petite bulle de (ré)confort. 

Quant aux médias, traditionnels ou sociaux, ils invitent à réagir à l’actualité en générant de l’information : savoir et faire savoir, c’est dominer le mal. Réagir aux déclarations et aux événements – réels, déformés ou carrément falsifiés. Liker, commenter, s’abonner. Réagir aux stimuli de l’information et amplifier sa quantité – un acte présenté presque comme une révolte existentialiste, pour donner un sens à la mécanique fondamentale qui maintient tout réseau en vie : l’interactivité de ses éléments. Le monde va mal, mais on maîtrise la situation si on sait et qu’on dit ce qu’il se passe – quitte à le répéter en boucle.

Faire les courses et courir aux nouvelles – est-ce donc ce que ce monde a de mieux à offrir comme réponse à la souffrance et à la mort ?

Le Romantisme face à la crainte

Caspar David Friedrich est connu pour sa toile « Le voyageur contemplant une mer de brume », ici en couverture d’article. On y voit un homme de dos, et il remplit une bonne partie du cadre, ce qui est rare dans l’oeuvre du peintre. Habituellement, il représente des silhouettes bien plus floues, et éclipsée par la terrifiante beauté de la nature qui les entoure. Pourtant, cet homme de dos comme les infimes silhouettes invitent à la même chose : la contemplation du sublime.

Friedrich était un peintre romantique du 19e siècle, et le Romantisme classait la nature en trois catégories : le Pastoral, le Picturesque et le Sublime.

Le Pastoral est apaisant, dépeignant des campagnes tranquilles, des récoltes abondantes, du bétail bien nourri, d’adorables jardins, des pelouses bien entretenues et des vues magnifiques. La nature est confortablement aménagée par et pour l’humain, tout danger est dominé.

Le Picturesque est beau. Il déploie le charme de la découverte d’un paysage à l’état brut : un coucher de soleil derrière les montagnes, une aigrette qui prend son envol dans un marais tranquille, un cerf baigné par les puits de lumière au milieu d’une forêt, etc. Les scènes sont saisissantes, mais pas effrayantes. La nature est apprise et apprivoisée par l’humain, tout danger est nié.

Le Sublime, quant à lui, renvoie à tout autre chose : il plonge dans une confrontation avec la nature sauvage, sa puissance indomptable, cherchant à évoquer l’excitation et la stupeur face à une magnitude hors de notre contrôle, et qui force notre respect. La nature est vue comme une passion violente, l’humanité est peu de chose devant ses torrents en furie, ses falaises vertigineuses, sa faune féroce et ses orages ravageurs. Le danger est reconnu et on y fait face avec humilité.

Face au Covid, l’état d’âme le plus indiqué serait peut-être également la contemplation de cette force de la nature qui nous impose l’humilité ?

Oui mais : la Science !

La Science nous sauve pourtant, n’est-ce pas ? Ou bien l’enthousiasme du film Seul sur Mars est-il complètement retombé depuis 2015 ? Ne peut-on pas juste « science the shit out of that » ?

La crise du Covid nous a fait d’abord encenser les médecins et le système de santé, mais nos élans idolâtres nous sont vite passés.

Le réalisateur Denis Villeneuve, dans son adptation de Dune, adopte une représentation sublime de la nature, mais également de la science humaine, par l’architecture et la technologie. Certaines scènes sont d’ailleurs composées comme des tableaux typiques de C.D. Friedrich.

Une des idées qui a inspiré l’esthétique de la ville d’Arakeen, capitale de la planète des dunes, est la volonté colonialiste d’imposer son style sur le paysage occupé – d’où une architecture de type « bunker », voisine du Brutalisme soviétique. Ici, l’humain veut, en démontrant sa maîtrise, inspirer plus de respect et de crainte que le monde sauvage ou ses habitants.

Nous voulons par la science, être plus sublime que la nature. Pourtant, le Sublime du Romantisme est une invitation à l’humilité, face à la nature mais également vis-à-vis de notre science qui ne parvient pas toujours à la dompter.

Faux-semblants, vraie tragédie

Dans le film « Don’t Look Up », des scientifiques échouent à faire réagir l’humanité face à une menace imminente et mortelle de la nature : l’arrivée d’une comète qui va détruire la planète et annihiler toute vie. Tous leurs efforts sont déjoués par une société qui préfère nier la menace ou s’imaginer qu’elle contrôle la situation et peut même exploiter le danger pour en tirer profit.

Le message est dur. C’est la même science qui détecte le danger et qui est mise en avant comme solution miracle pour ne pas mettre en place les mesures salvatrices. C’est le même scientifique qui veut d’abord alerter l’opinion et qui finit par jouer le jeu des media en traitant le sujet avec légèreté.

Dans les derniers moments, ayant perdu tout espoir et accepté l’inévitable, les protagonistes du film se réconcilient et font un dîner de famille, agissant comme si de rien n’était alors même que l’impact a lieu et que les ondes de choc se répandent, faisant trembler les murs.

Plusieurs d’entre eux brisent pourtant les apparences par instant. Deux de ces moments de vérité m’ont particulièrement interpellé :

  • L’un des personnages dit que « Si on y réfléchit bien, on avait tout » (sous-entendu : et on a tout gâché). Le commentaire que j’ai le plus entendu sur ce film est que « on se dit qu’aujourd’hui, ça pourrait vraiment arriver ». Plus noir encore qu’un épisode de Black Mirror, le constat est irrévocable : l’humanité est en péril et n’a pas les moyens de se sauver. C’est la formulation de la crainte respectueuse face au Sublime : nous sommes dépassés par le mal de notre propre nature.
  • Un autre personnage, qui a une foi en Dieu très privée, n’hésite pas lors du dernier repas à conduire ouvertement la prière. Et ce qu’il prie exprime, enfin, l’humilité :

Notre très cher Père et Tout-Puissant Créateur, nous te demandons ta grâce ce soir malgré notre fierté. Ton pardon, malgré nos doutes. Et par dessus tout, Seigneur, nous te demandons que ton amour nous apaise dans ces temps douloureux. Puissions-nous faire face à ce qui arrive dans ta volonté avec courage et une ouverture de coeur pour l’accepter. Amen.

Nous pouvons tous faire nôtre cette prière. Car, comme le montre ce récit, le mal le plus dangereux n’est pas là-bas, au dehors, dans une lointaine comète, et il n’est pas autour de nous, dans les media, il est en nous, il est dans notre fierté. Que nous soyons de ceux qui se compromettent en cherchant à faire des compromis, ou de ceux qui paniquent et gâchent tout, nous ne sommes pas de taille.

Le mal est dans notre volonté de nier cela même, ou de penser qu’on peut le dominer. Nous avons besoin d’aide. Nous avons besoin que quelqu’un d’extérieur place à l’intérieur de nous quelque chose qui domine ce mal, et qui ultimement nous en débarrasse. Idéalement, quelqu’un qui l’aurait déjà vaincu dans le passé. Quelqu’un de plus Sublime encore que le Covid, ou la mort.

Regardez là-haut

Dans le mouvement Romantique, le Sublime est une réponse chrétienne à la recherche du sacré dans un monde qui avait rejeté le message chrétien. Là où le Pastoral et le Picturesque proposaient une esthétique dénuée de transcendance, le Sublime cherchait, d’abord avec des symboles chrétiens dans la nature (une croix, un monastère en ruine) puis uniquement avec des scènes de la nature, à évoquer quelque chose du Transcendant, du divin.

A sa manière, « Don’t Look Up » nous encourage effectivement à « regarder là-haut » pour y distinguer la vérité et trouver l’aide dont nous avons désespérément besoin.

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