– par Y. Imbert
.
Le monde de Tolkien est riche et vaste, une terre encore inconnue que peu pourront explorer. C’est une terre faite de vastes plaines, baignées par des rivières glacées. C’est un royaume barré de redoutables montagneux, d’animaux dangereux et d’aventures incertaines. Le monde de Tolkien, c’est le royaume de l’imagination, qui nous appelle à nous joindre au traits déjà tracés par Tolkien de son vivant, et auxquels son exceptionnel exécuteur, son fils Christopher, a continué de donner vie.
Il est normal que tant de projets d’adaptation aient vu le jour depuis la sortie du Seigneur des anneaux en 1954. Des jeux de carte au jeux de rôle JRTM, du crash-test de Ralph Bakshi (qu’à titre personnel je continue d’apprécier) à l’œuvre magistrale de Jackson, les adaptations témoignent de la puissance d’imagination contenue dans la moindre ligne du texte de Tolkien.
La nouvelle série, Les anneaux de pouvoir, dont la première saison vient de terminer, est la dernière adaptation en date. La série, très critiquée, peut quand même se targuer d’avoir comme consultant initial Tom Shippey, l’un des trois plus grands experts de Tolkien, et désormais Simon Tolkien, le fils ainé de Christopher Tolkien.
Je reconnais d’emblée les nombreux changements opérés par la série par rapport au matériel original. Mais quel matériel original ? Le Tolkien Estate a en effet refusé l’adaptation d’une partie significative de l’œuvre de Tolkien tout en acceptant un confortable compromis, au bénéfice des deux partis bien sûr. Sans le cœur de l’œuvre de Tolkien, que pouvaient faire les scénaristes ?
Imaginer.
C’est ce qu’ils ont fait. Questionner le résultat, c’est bien naturel. Ce que je trouve fascinant, c’est la manière dont l’équipe des Anneaux de pouvoir a tenté de recombiner, d’associer, de re-créer. Voilà quelque chose qui me donne beaucoup de respect pour l’équipe à l’origine de la série. Car quels choix avaient-ils ?
Imaginer.
L’un des plus grands dons offert aux êtres humains. Imaginer. Pouvoir créer, écrire, décrire, peindre, signifier symboliquement, métaphoriquement, passer de la prose à la poésie, de la versification à la narration. Nous imaginons. Facile à dire, moins à décrire.

La plus grande influence théologique sur Tolkien est sans nul doute Thomas d’Aquin, mais c’est aussi certainement celle qui est la plus diffuse. La théologie thomiste de l’imagination est complexe, mais soulignons un ou deux éléments.
Pour Thomas l’imagination est l’un des plus importants dons de l’être humain car directement lié à l’image, et donc au sens. Nous ne pouvons penser sans image, et donc sans imagination, la vie humaine dépérit. Thomas permet à l’imagination d’être un pouvoir par lequel nous composons de nouvelles formes. Thomas donne l’exemple d’une « montagne d’or » dans sa Somme théologique :
« Il y a des facultés cognitives qui, à partir de représentations formées en un premier temps, peuvent former d’autres images. Ainsi, l’imagination, en combinant l’image d’une montagne et l’image de l’or, se représente une montagne d’or ; l’intellect, ayant d’abord conçu le genre et la différence, forme la notion d’espèce. De la même façon, en partant de la similitude d’une image, nous pouvons former en nous la représentation de la chose que représente cette image. C’est ainsi que S. Paul, ou tout autre, voyant Dieu, peut se former en lui-même, à partir de l’essence divine, des représentations des choses qu’il voit dans cette essence. C’est une représentation de ce genre qui est demeurée dans l’esprit de S. Paul, après qu’il eut cessé de voir l’essence divine. Cependant, cette vision des choses par des espèces ainsi conçues est un autre mode de connaissance que la vue des choses en Dieu. »
Le pouvoir de l’imagination aide à séparer la « dorure » du calice d’or du calice lui-même que le prêtre utilise pendant la messe. Nous basons notre imagination sur ce que nous connaissons, personnellement, par l’expérience, et la connaissance commune.
Par la distinction et la séparation, l’imagination est capable de joindre cette qualité à l’image d’une montagne qui a été vue précédemment. Ainsi, l’imagination peut m’aider à former l’image d’une montagne dorée, une image que je « ressens » avec mes sens même si je n’en ai pas l’expérience directe. Il y a quelque chose de la mémoire dans l’acte d’imagination, mais une mémoire sublimée par de nouvelles associations, des actes de re-création.
C’est dans ce contexte que s’inscrit la célèbre distinction de S.T. Coleridge entre imagination primaire et secondaire. Mais d’abord Coleridge note l’existence d’une imagination/mémoire commune à tout le monde… naturelle et inconsciente. À tel point qu’il ne la nomme même pas « imagination » :
« La puissance complétante qui unit la clarté à la profondeur, la plénitude du sens à la compréhensibilité de l’entendement, est l’imagination, imprégnée de laquelle l’entendement lui-même devient intuitif, et une puissance vivante […] cette raison, sans être ni le sens, ni l’entendement, ni l’imagination, contient les trois en elle-même, de même que l’esprit contient ses pensées et est présent dans et à travers elles toutes ; ou que l’expression imprègne les différentes caractéristiques d’un visage intelligent. »1
Nous trouvons ici la double capacité d’imagination :
L’IMAGINATION PRIMAIRE
C’est « l’agent principal de toute perception humaine ». L’imagination primaire est donc un acte, mais c’est un acte dont nous ne sommes souvent pas conscients. Ou plutôt même que nous faisons tellement naturellement que c’est quasi inconscient.
Travaille sur la base de ce qui est « dans la nature »… ou la nature des choses. Un mot significatif utilisé par Coleridge est le terme « fixe », qui soutient que l’imagination primaire traite des « fixités », c’est-à-dire des réalités qui ne peuvent être modifiées par ou à travers l’esprit humain.
Ainsi, un plombier qui utilise son imagination pour sélectionner la meilleure solution à un problème donné fait oeuvre d’imagination primaire. Il imagine quelles sont les solutions possibles… nous faisons tous oeuvre d’imagination primaire. Ce n’est pas seulement le peintre, ou le poète. Le plombier aussi est un acteur d’imagination. Tous créés à l’image du Dieu créateur, de la main qui imaginât le monde, nous créons nous aussi à partir d’images.
L’IMAGINATION SECONDAIRE
Tout en faisant écho à la première et coexistant avec elle, « se dissout, se diffuse, se dissipe, pour recréer ; ou bien lorsque ce processus est rendu impossible, mais qu’en tout état de cause il peine à idéaliser et à unifier. »2. L’imagination secondaire fonctionne de manière similaire et traite également des images déjà présentes, non pas dans la nature, mais dans l’esprit humain3. Les images restent avec nous, elles façonnent notre esprit, elles continuent d’habiter nos désirs, de nourrir notre vision. La puissances des images ne nous quitte jamais.
Ensuite, nous ré-associons au gré de nos inspirations, sous l’impulsion du moment. Au détour d’un chemin, sous un rayon de soleil dans les feuilles jaunies d’un platane… l’imagination secondaire s’empare de nous et quelque chose de nouveau est expulsé de notre être.
L’imagination secondaire sur la base de ces fixités qu’elle perçoit « dissout, diffuse, dissipe, afin de recréer»4. C’est ce que Tolkien a fait : Sigurd, le roi Arthur, l’Edda et le Kalevala, Yvain et Lancelot, le Mabinogion… tout cela a été dissout et refondu dans une mythologie nouvelle, une mythologie pour l’Angleterre. À travers le génie créatif de Tolkien, tout son amour des mots, des langues et des mythes, s’est retrouvé recréé. Toute son oeuvre est un acte de recombinaison, de re-création. Un « soleil vert »… est une œuvre d’imagination secondaire.
Cette imagination secondaire n’est, elle non plus, pas l’apanage des artistes. Ou plutôt… c’est bien l’imagination des artistes, mais toute profession peut être artistique dans ce sens là. Le plombier de tout à l’heure peut tout à fait, se trouvant confronté à un nouveau problème (comme la plomberie infernale de la Faculté Jean Calvin) dissoudre tout ce qu’il connaît pour faire émerger une nouvelle combinaison de connaissances… et cela fera de lui un artiste. Oui, un plombier peut transformer une occupation que nous ne penserions pas similaire à la poésie… en art. C’est le puissance recréatrice de l’imagination secondaire.

C’est aussi ce qu’ont fait les scénaristes de la série Les anneaux de pouvoir. Ils ont recombiné des éléments existants dans l’œuvre de Tolkien. Ils ont utilisé la puissance de l’imagination secondaire. Résultat : certains éléments se perçoivent, se retrouvent, se chevauchent… d’autres sont fondus dans un ensemble nouveau qui doit bel et bien être considéré comme nouveau, comme re-créé.
La série recombine ainsi l’opposition de Galadriel à Sauron, en développant la grande révélation du dernier épisode de la saison 1. Quelque chose de l’opposition de Galadriel aux tentations de Morgoth, cet ennemi ancestral, se retrouve là. La tentation du pouvoir, ou même le désir de pouvoir auquel Galadriel fut sensible au cours du premier âge, se retrouve aussi. Nous commençons à discerner, mais sous un jour nouveau, le grain de discorde qui va être planté et va germer à Númenor. L’un des Istari est aussi apparut, nouveau, en partie refondé de l’œuvre originale.
Nous sommes des êtres humains, pétris d’imagination, qui contemplons, nous émerveillons, imaginons, et re-créons.

C’est aussi ce qu’à fait Dieu à travers Jésus-Christ.
Le Dieu créateur, qui connaît toutes choses, lui qui a créé le ciel et la terre, et tout ce qu’elle renferme, ne cesse pas d’être le Dieu bon et bienveillant qui a donné vie à toutes choses. Si l’humanité la rejeté, choisissant de suivre les désirs de nos cœurs tortueux, Dieu, lui, a choisit de re-créer. Il ne laisse pas l’humanité enfermée dans sa prison : prisonniers de notre ultra-rationalité, esclaves de nos biens matériels, obsédés par le statut social ou la tentation de pouvoir.
Dieu re-crée et ré-imagine le monde. Pour faire cela, Dieu imagine l’in-imaginable : Dieu décide que lui-même, Dieu viendra planter le germe de la paix et de la restauration de toutes choses.
Si la puissance du mal est annihilée à la croix, sa défaite proclamée dans la résurrection, et son impuissance dévoilée dans l’ascension… c’est à cause d’un manque d’imagination. Satan, ce grand ennemi dans la Bible, est vaincu à cause d’un manque d’imagination. Il ne conçoit pas que Dieu décide de venir se livrer, être crucifié, pour nous sauver. D’ailleurs vous avez remarqué : Sauron est aussi vaincu à cause d’un manque d’imagination : il n’arrive pas à imaginer qu’on décide de détruire son Anneau au lieu de l’utiliser.
Dieu, lui, est le grand Écrivain, l’Artiste qui restaure le monde parce que son imagination est bienveillante et sans limites ! C’est grâce à son imagination divine que Jésus – Dieu pour nous – que nous pouvons avoir la vraie vie, la vie en abondance.

Notes :
1 Coleridge, Samuel Taylor. Biographia Literaria, or Biographical Sketches of my Literary Life and Opinions and Two Lay Sermons, Londres, George Bell & Sons, 1894, p. 343.
2 Samuel Taylor Coleridge, Biographia Literaria, ed. James Engell and W. Jackson Bate, vol. 7, bk. 1 of The Collected Works of Coleridge, Princeton, Princeton University Press, 1983, p. 304–305.
3 Coleridge, Biographia Literaria, xciii.
4 L’imagination, « en créant de nouveaux ensembles, les veut dans l’existence, conçoit leur totalité, et agit non pas comme un « phénomène empirique » mais comme un désir conscient de quelque chose qui n’existe pas encore, quelque chose à créer qui, par définition, ne peut pas être le sujet de choix, qui sélectionne et combine des images parmi celles déjà perçues ». Coleridge, Biographia Literaria, ciii.