– Y. Imbert
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À un moment donné dans Blood Meridian, le cinquième roman de Cormac McCarthy, le narrateur a un mot étrange, une expression qui transperce la page noircie que nous lisons. Il parle de « la destruction problématique de l’obscurité . » Le lecteur ne peut que marquer une pause. La destruction des ténèbres est… problématique ? Ne serait-ce pas plutôt, réjouissant, encourageant ? Ce serait sans compter sur notre auteur : Cormac McCarthy, écrivain qui défie nos attentes. Prenons-le au mot. Si la destruction des ténèbres est vraiment problématique, à quoi faut-il se résoudre ? A vivre dans les ténèbres ? Et dans ce cas, quelles actions pouvons-nous entreprendre ?
Au milieu de la violence et du mal, qui remplissent les pages de McCarthy de traces noires, est-ce que l’être humain peut décider de vivre autrement que dans la violence, par la violence ? Pouvons-nous vivre une éthique au-delà de la violence ?
Il y en a bien une, mais comme toujours chez McCarthy, il est presque préférable de la voir à travers son absence plutôt que sa présence. Paradoxalement, l’éthique est présente dans son absence. C’est parce qu’elle n’est pas là, c’est quand elle n’est pas là, que sa présence est la plus nécessaire et la plus requise. L’attitude du Kid dans Blood Meridian est un exemple de l’apparente absence d’éthique. C’est une éthique in absentia.
Et cependant… le Kid manifeste parfois inconsciemment une « foi » implicite dans la morale biblique en refusant occasionnellement de participer au déchaînement meurtrier du gang auquel il appartient. Le moment clé est son refus de tuer le Juge Holden dans le désert. Poussé par l’un des membres du gang, un ancien prêtre, le Kid s’abstient de lui donner la mort, même s’il en connaît les conséquences : Le juge Holden le poursuivra et tentera de le tuer. C’est en effet ce qui se passe à la toute fin de Blood Meridian. Refuser de tuer tout en sachant que cela pourrait bien signifier sa mort : telle est l’éthique de la résistance manifestée par le Kid.
De même on peut voir Billy, dans The Crossing, défendre une louve capturée qu’il avait l’intention de libérer. Sauf que face à des êtres humains pour qui la mort d’un animal est occasion de jeu sadique, la résistance éthique de Billy prend la forme radicale d’un meurtre de compassion. Alors que d’autres autour de lui auraient fait combattre la louve jusqu’à la mort par pur divertissement, Billy « s’est frayé un chemin à travers la foule et lorsqu’il a atteint l’estacada, la louve était seule dans la fosse et elle faisait peine à voir. » Billy résiste au règne de la violence en tuant la louve… par pitié. C’est un autre exemple d’éthique en tant que résistance, une sorte d’action éthique négative, toujours violente. L’éthique est toujours là : mystérieuse, apparemment impossible.
« Les gens se plaignent des mauvaises choses qui leur arrivent et qu’ils ne méritent pas, mais ils mentionnent rarement les bonnes. De ce qu’ils ont fait pour mériter ces choses. Je ne me souviens pas d’avoir jamais donné au bon Dieu autant de raisons de me sourire. Mais il l’a fait. »
C’est ainsi que parlait le shérif Bell dans No country for Old Men. Cela nous met sur la voie de notre conclusion. Le nihilisme supposé de McCarthy est remplacé par une éthique de la résistance en l’absence perçue de Dieu. Ce n’est certainement pas ce à quoi nous nous attendions. Elle est souvent passive, parfois violente, souvent à la limite de l’invisible. La plupart du temps, même les actions éthiques ne semblent pas résulter d’une décision consciente. En ce sens, la nature de la décision éthique est très similaire à la nature de la vérité chez McCarthy, comme l’affirme le narrateur dans The Crossing : « En fin de compte, ce que le prêtre a fini par croire, c’est que la vérité peut souvent être véhiculée par ceux qui en sont eux-mêmes inconscients. » Les décisions éthiques semblent souvent lointaines, éloignées de la conscience du protagoniste. Pourtant, elles résistent à la destruction. L’éthique reste présente dans les mondes de McCarthy.
Qu’est-ce qui explique la nature de l’éthique en tant que résistance ? Il y a quelque chose de profondément humain à l’œuvre, mais aussi de profondément voilé, inconscient, inaccessible. Cependant, si nous n’avons pas accès à ce « quelque chose » qui explique la persistance de l’éthique, la réponse ne doit pas être simplement anthropologique, mais plus précisément théologique. En d’autres termes, si nous ne pouvons pas discerner par nous-mêmes le fondement de l’éthique dans un monde nihil, il doit nous être révélé.
Calvin nous indique la direction la plus prometteuse dans l’ouverture du chapitre trois du premier livre des Instituts de la religion chrétienne : « Si cela explique pour Calvin pourquoi il n’y a pas de véritables athées dans le monde, et que tout le monde croit vraiment en quelque chose, cela explique aussi la présence radicale de l’éthique. Calvin commente ainsi le Psaume 8.5-6 en écrivant : « La raison dont ils sont dotés et qui leur permet de distinguer le bien du mal; le principe de religion qui est implanté en eux. » Dans ce sens limité, une empreinte générale du devoir et de la moralité, confirme Calvin, est un vestige de l’image de Dieu. Il existe une empreinte des exigences éthiques de Dieu, même si la présence d’un mal radical tente toujours de compromettre le fonctionnement de ce sensus divinitatis.

Le monde de McCarthy est un monde dans lequel le mal semble avoir les conséquences les plus radicales. Il semble complet, presque total. L’empreinte du sensus divinitatis sur la nature humaine laissera toujours un vestige, une trace de la loi éthique révélée de Dieu. L’éthique de la résistance chez McCarthy est, au sens le plus strict, un « vestige éthique », qui fait face à la présence radicale du mal. Mais un vestige de conscience éthique reste un vestige, car la chute et le péché ne peuvent effacer complètement l’empreinte que Dieu a laissée par son acte créateur. Chez McCarthy, nous trouvons cette empreinte qui transparaît à travers la manifestation presque complète de la chute.
Ainsi, McCarthy dévoile sous nos yeux un monde auquel il n’y a pas d’échappatoire. Nous ne pouvons jamais transgresser les limites de notre finitude humaine. Le contexte humain est un monde d’exil. Nous ne pouvons pas échapper au fait que la réalité n’est pas celle que nous attendions, ni celle que nous croyons connaître. Nous sommes exilés dans un monde de mal et de violence. Tel est le contexte de l’éthique. McCarthy a décidé de peindre ce monde en noir et rouge, et les décisions éthiques ne sont écrites que dans ces deux couleurs. En tant qu’exilés baptisés par la chute dans la violence et le sang, nous sommes néanmoins des créatures de décisions éthiques, même si celles-ci sont à peine identifiées comme telles.
En effet, il y a beaucoup d’attitudes décrites de manière très morale, voire vertueuse, même si elles sont souvent perçues par leur absence. Il existe de nombreux cas où des mots et des adjectifs soulignent l’existence d’une norme morale : « enfer horrible », « fête barbare », « s’éloigner avec dégoût », « cracher au sol avec dégoût », « se détourner avec dégoût », « scène de désolation ». Dans les mondes de McCarthy, l’éthique transparaît souvent mieux lorsqu’elle est apparemment absente. En ce sens, McCarthy ressemble à un autre auteur du Sud, Flannery O’Connor. Elle utilise un concept, celui du « déplacement », pour décrire comment les personnages sont déplacés d’un monde où il y a un Dieu qui est la norme de toutes choses – en particulier du bien et du mal – vers un lieu où la Chute a eu des conséquences radicales, affectant même le physique de ses protagonistes. Le même phénomène de déplacement est à l’œuvre chez McCarthy : nous sommes déplacés dans un monde où Dieu est, de l’avis général, absent.
Lorsque Dieu semble absent, que peuvent faire les hommes et les femmes ordinaires ? Ils ne peuvent souvent rien faire d’autre que de s’appuyer et d’agir sur ce qui reste de l’empreinte de Dieu en eux. L’impossible éthique de l’absence chez Cormac McCarthy est le témoignage vivant que nous habitons un monde profondément affecté par le péché. La lutte pour la subsistance quotidienne peut conduire à la violence ; la société peut indirectement et involontairement fournir un cadre où le mal se développe et prospère. Perçant les ténèbres que McCarthy est passé maître dans l’art de décrire, l’éthique comme résistance est une incarnation claire du besoin humain d’éthique, mais quelque chose qui ne peut être vraiment récupéré que si l’empreinte donnée par Dieu est elle-même restaurée. Même s’il existait une absence manifeste de Dieu, il y aurait toujours une attitude éthique témoignant de la présence durable du Créateur.